lundi 30 janvier 2017

L'art-thérapie et le champ social / 2



Second article sur la question de l’art-thérapie dans le champ social intitulé « Médiation et insertion : accompagner autrement les personnes en exclusion (1) ». Cet article a été écrit par Martine Colignon, art-thérapeute, Centre d’étude de l’expression, hôpital Sainte-Anne, chargée d’enseignement à Paris V, 126, rue Mouffetard, 75005 Paris. Tél. 06 76 28 30 61. 

Colignon Martine, « Médiation et insertion : accompagner autrement les personnes en exclusion », Empan, 3/2006 (no 63), p. 178-184.


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Présentation de l’article

Le frein de la langue peut être facteur d’isolement et d’exclusion. Plus généralement, cet isolement des personnes d’origine multiculturelle génère un « mal-être », face auquel travailleurs sociaux, professionnels du soin ou encore de l’insertion professionnelle se trouvent démunis. Créer des lieux intermédiaires relève d’une coconstruction singulière.
Dans cette nouvelle configuration de l’accompagnement de la personne, la médiation artistique peut permettre de refaire du lien, de trouver des passerelles et des modes de traduction acceptables d’une culture à l’autre – culture d’origine vers culture d’accueil/exclusion vers inclusion de soi.



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 « Je viens d’arriver en France. Je suis dans la salle d’attente d’un cabinet médical. En face de moi, une jeune femme dessine. Je m’aperçois que c’est moi qu’elle dessine. Je veux lui dire : non, et lui expliquer pourquoi. Je ne peux pas. Je prends le carnet et le déchire. S’ensuit une réaction que je ne comprends pas et à laquelle je ne peux pas répondre. Je ne parle pas français. »



Cette scène s’est passée dix ans auparavant. Elle reste très prégnante dans le souvenir d’une femme, d’origine sénégalaise, que je reçois en atelier (2). Elle vit seule avec ses trois enfants. Deux sont restés en Afrique. Elle n’a pas d’emploi. Les petits boulots, qu’elle a occupés jusque-là, ont participé au sentiment d’isolement qu’elle exprime dans sa peinture et à une forme de désinsertion, plutôt qu’au maintien d’un statut social.



Ne pas parler la langue du pays d’accueil, ne pas en comprendre les codes, se retrouver dans des situations sans repère, et donc en décalage par rapport à ses représentations, participent peu à peu à un repli et au sentiment de ne pouvoir agir sur son environnement.



À partir de cet exemple, je vais développer ma réflexion dans deux champs. Le premier est celui des apprentissages et notamment celui de la langue. Au travers de ma pratique d’art-thérapeute, dans le champ de l’insertion sociale et professionnelle, j’aborderai la question de la médiation et ce qu’elle peut apporter à des femmes issues de l’immigration, qui ont des difficultés pour s’adapter à la société d’accueil.



Le deuxième champ touche les personnes en déshérence sociale et professionnelle, dites en exclusion. Ces personnes ont, la plupart du temps, renoncé à toute forme d’aide. Je tenterai de montrer en quoi la médiation peut permettre de refaire du lien et constitue une aide et un soutien à la personne. Ces deux cadres mettent en avant des problématiques de lien social. Celui-ci étant distendu et source de « mal-être ».



Pour répondre à ce « mal-être », l’utilisation de la médiation définit-elle un cadre spécifique de l’accompagnement ? Je suis tentée de dire oui.



J’aborderai donc, dans une troisième partie, la place de la médiation dans le champ plus global de l’insertion, la visibilité du travail de soutien qu’elle engendre et le nécessaire travail en réseau.



L’utilisation d’une médiation démontre la nécessité pour ces personnes de réinvestir un espace, à la fois personnel et au croisement de plusieurs cultures. Des formes d’expression diverses y sont déployées. Elles éprouvent le besoin, parfois, de mettre en œuvre et en scène un récit, issu de leur parcours de vie et souvent en lien avec leur pays d’origine et leur départ. L’expression permet de rejoindre et de déployer des ressources personnelles, de préserver une identité et en même temps d’élaborer des aménagements, nécessaires à la compréhension de la culture d’accueil pour s’y adapter. Il s’agit pour elles de retrouver, petit à petit, un sentiment d’efficacité et de compétence favorable au changement de perception de leur environnement. Dans le cadre de l’apprentissage des bases de la langue, c’est un point important que je vais maintenant développer.



L’apprentissage de la langue…



Tout d’abord, ces femmes sont en France depuis de nombreuses années (entre cinq et vingt ans). Elles ont bien souvent suivi leur mari. Elles maîtrisent peu la langue française et ont du mal à se faire comprendre. Elles sont souvent submergées par les tâches familiales et les problèmes de la vie quotidienne. Enfermées dans le cercle familial ou la communauté, elles n’ont pas, ou peu, développé de repères en dehors de leur quartier. Ces repères se résument parfois à un cercle restreint autour de leur habitation. La plupart du temps, elles sont demeurées soumises à des maris qui n’ont pas encouragé leur prise d’autonomie.



Si la langue est un réel handicap, il n’est pas le seul. Peu ou pas alphabétisées dans leur pays d’origine, elles rencontrent des difficultés pour suivre des cours classiques d’alphabétisation.



Concernant leur projet professionnel, il est souvent inexistant, faute de représentations adéquates du cadre de l’emploi en France et des compétences qu’elles pourraient y valider. La majorité d’entre elles n’ont pas travaillé, en dehors de l’économie familiale. Peu qualifiées, elles n’ont donc pas accès aux formations proposées par les acteurs de l’insertion. Tous ces handicaps, auxquels s’ajoutent encore des problèmes de santé, sont de véritables entraves pour penser, apprendre et entreprendre, doublées d’un sentiment de culpabilité de ne pouvoir accompagner leurs enfants dans leur scolarité.



Lorsqu’elles viennent nous voir, elles sont dans une urgence d’apprendre le français. Elles expriment aussi, et avant tout, un sentiment d’isolement très fort, la communication sociale est effectivement extrêmement réduite. Sous leur demande explicite se cache une véritable détresse. Avant même de penser l’apprentissage de la langue, il faut répondre au besoin de consolidation du lien social ; les aider à se donner un droit de prendre du temps pour soi.



La plupart des peintures qu’elles réalisent s’appuient sur les dessins et les décors qu’elles trouvent dans leurs cultures. L’expression de soi passe alors par les récits qu’elles font, à partir de ces peintures ou encore des mises en espace et en scène au travers d’éléments plastiques qu’elles fabriquent. La combinaison des deux permet de trouver des bases communes pour rétablir une communication et rejoindre leurs processus d’apprentissage. Des correspondances peuvent s’établir ainsi entre différents modes de représentation.



Au-delà de tous ces freins, elles ont mis en place dans leur effort d’adaptation, au sein de la famille et de l’entourage, des stratégies et des savoir-faire qui peuvent devenir, une fois repérés et nommés, de véritables compétences. Cependant l’estime de soi est fortement atteinte et l’accès à ces savoir-faire et savoir-être reste difficile. Seules, elles ne parviennent pas à trouver des équivalents d’une culture à l’autre, pour les repérer et les mettre en œuvre dans un projet de vie et professionnel.



Faire, par le biais de la médiation, permet de dénouer l’angoisse et d’exprimer des problématiques douloureuses, souvent d’ordre identitaire, qui n’ont pas trouvé d’espace pour se dire. L’acte de peindre les autorise à rejoindre et à valoriser des connaissances souvent empiriques. Processus créatifs et apprentissages se croisent et se complètent, servant ainsi à déverrouiller des peurs. Ce processus de faire pour apprendre facilite le croisement des imaginaires et des connaissances, multiculturelles. Peindre ensemble, c’est pour elles se reconnaître et s’interpeller en tant que sujet. La peinture joue alors un rôle de passerelle et de lien entre des expériences concrètes, véritablement reconnues et valorisées, et des savoirs à acquérir. Elle est un liant entre des acquis empiriques et des opérations abstraites contenus dans l’apprentissage des bases de la langue. Par l’acte de peindre, il est plus facile de rejoindre et d’expérimenter des démarches ou des outils de formation. Ce qui revient à dire que le socle est déjà préexistant au cadre pédagogique. Les processus créatifs vont permettre de le rejoindre, de l’installer, de le préserver et de l’agrandir. En effet, si ce socle devient tangible, il est alors garant pour elles et l’art-thérapeute des avancées qu’elles sont en capacité d’accomplir.



Les exercices plastiques déplient de manière concrète ce qui, dans un premier temps, leur paraît inaccessible. Pour l’art-thérapeute, il s’agit, au travers de certaines consignes, de comprendre comment ces femmes apprennent. De trouver, avec elles, des modalités de transfert de leurs connaissances pour qu’elles s’autorisent à les mettre en œuvre. Trouver des analogies en leur permettant d’expérimenter. Il est question de retrouver ses propres capacités d’organisation, de résolution et de réalisation. Les processus créatifs s’adaptent ici aux processus d’apprentissage et les alimentent.



Là d’où elles viennent (j’entends leur multiculturalité) et là où elles vont, avec leurs repères culturels, demandent à l’art-thérapeute d’être dans une constante improvisation. Il doit pouvoir ajuster son intervention et cela en trouvant d’autres modes de communication que la parole car l’énoncé d’une consigne peut être mal compris. La reformulation n’assure pas alors son rôle de renforcement. Il faut montrer en partant de leur quotidien ou de ce qu’elles apportent le jour même dans la séance d’atelier, déplier sans cesse pour que quelque chose advienne et trouve un espace pour s’y déployer. Si peindre devient un moment privilégié, un espace de liberté, le temps d’approche est long en ce qui concerne l’association art et apprentissage.



D’autres paramètres sont à prendre en compte



Cet acte inscrit une temporalité plus proche de celle des femmes. Leur rythme de vie est différent. Leur nonchalance interfère souvent dans leur façon d’appréhender les consignes et d’y répondre. Prise dans le rythme de la création, elle devient supportable. Le groupe fonctionne à son rythme. Les individus aussi. La vitesse d’assimilation n’est pas un facteur de dévalorisation. Les processus créatifs peuvent permettre de s’y ajuster en invitant le désir et le plaisir de faire, de rejoindre des mouvements de vie, sans contrainte, et c’est déjà beaucoup. Les allers-retours entre expression collective et individuelle favorisent les échanges et constituent un préambule nécessaire d’accès aux savoirs.



Le sentiment de culpabilité dont je parlais, lié au parcours scolaire de leurs enfants, ne doit pas être réactivé par le sentiment de se retrouver à égalité avec eux, voire en infériorité. La place de la mère et de la femme est préservée, parfois utilisée comme levier. La personne est bien au centre de son apprentissage, et non le savoir. L’aventure plastique parle bien de cela aussi. Elle permet de mieux se distancier d’une forme d’enseignement auquel elles n’ont pas encore accès pour pouvoir ensuite le rejoindre, en tant qu’adulte voulant progresser dans un domaine de connaissance choisi.



Si ces femmes ne sont pas encore en capacité de rejoindre ces cours, la médiation leur permet d’en prendre le chemin.



Les personnes en déshérence sociale et professionnelle



J’en viens maintenant à des personnes qui ont fréquemment quitté les formes d’accompagnement courantes et face auxquelles les acteurs sociaux se trouvent souvent démunis. Leur parcours comporte de nombreuses ruptures de vie qu’elles n’ont pu affronter. En grande précarité, dites en exclusion, elles ne sont effectivement pas en mesure de penser rejoindre une formation, encore moins de se projeter dans un avenir professionnel. Pour ces personnes d’origine multiculturelle et de tous niveaux de qualification, le lien social est totalement désinvesti alors qu’il faudrait le renforcer.



L’accompagnement mis en place, qu’il soit social ou au niveau du soin, est souvent vécu comme intrusif et humiliant. Ce sentiment est fréquemment renforcé par des suivis administratifs multiples, qu’elles vivent comme un contrôle de leur situation et qui les installe dans un statut qu’elles rejettent (cotorep, rmi). Elles peuvent d’ailleurs elles-mêmes démultiplier des demandes d’aide sociale, entraînant un déballage incessant de leur parcours de vie auprès de multiples interlocuteurs. Tout cela participe au renforcement du sentiment de morcellement et de la perte de sens en général de tout projet. Le suivi de ces personnes est difficile à mettre en place. L’instabilité ou la difficulté à investir une activité est pénible à tenir, pour elles et pour les travailleurs sociaux. Comme elles, ils sont renvoyés à un sentiment d’impuissance. Si elles souhaitent échapper à toute offre d’aide, c’est que, a fortiori, il est suspect de s’intéresser à elles. Si une demande existe, elle est le plus souvent adressée en termes d’urgence et de manière dramatique. Urgence à laquelle nous ne pouvons et ne devons pas répondre, sous peine de renforcer le mécanisme de l’exclusion. J’entends par là le renforcement des allers-retours incessants, sans sortie ou sans réalisation positive. Tentatives effectives et mises en échec de ces tentatives se confondent. La personne se place alors en position de victime d’un engrenage auquel elle ne peut échapper. Entendu comme tel, cet aménagement du pire tourne à vide et ne permet aucune prise sur la réalité de la situation, encore moins sur un devenir pour sortir de l’exclusion.



La détresse de ces personnes peut être stigmatisante, ou vécue comme telle, si vie et soin sont confondus. Le plus souvent d’ailleurs, elles ne souhaitent pas entendre parler de soin psychologique. Nous devons comprendre que cette mise à distance des approches spécialisées exprime chez elles, le plus souvent, la peur du stigmate de la folie. Il est souhaitable alors de savoir et de s’entendre sur ce que l’on met derrière ces termes de « malaise », « mal-être » ou encore « se sentir mal », pour construire un espace commun de réflexion et de travail avec les différents acteurs d’un territoire qui font partie de leur environnement. Ce que ces personnes expriment – la difficulté de communiquer, les tensions de tous ordres, le rejet, les comportements d’échec qui s’enchaînent et font qu’on n’a plus le goût à rien, le sentiment de ne plus avoir de place, d’être inutile – devrait permettre de penser l’accompagnement et de mettre en œuvre des actions et des cadres spécifiques.



Espace intermédiaire, espace-relais, l’atelier utilisant une médiation offre un lieu où détresse et refus du soin peuvent être entendus comme tels. Il n’y a alors pas d’autre intention que de rendre présent à soi ce qui peut l’être, ce qui est possible ou encore recevable.



L’atelier n’est ni un espace de soin, ni d’accompagnement social, ni d’insertion professionnelle, ni un espace d’écoute au sens classique du terme. Il peut cependant être introduit par un/ou plusieurs de ces champs. Il peut aider la personne à accepter d’être aidée et à reprendre soin d’elle. De par son cadre, l’atelier met en avant et s’appuie sur la capacité de la personne, au travers de l’expression, d’inviter la présence, quand elle peut et au rythme qui lui est propre, de le tricoter avec un tiers, sans contrainte, avant même de vouloir relancer une dynamique personnelle. La création peut inviter cela : une présence par à coups, sachant que la personne est prise dans des urgences de survie et ne peut pas faire autrement. Cet autrement peut être réintroduit par la création. Il faut cependant beaucoup de temps. L’artiste le sait, il en fait l’expérience constamment. On invite ou pas cette disponibilité. L’autorisation à entrer dans les processus créatifs est une bataille, dans laquelle on ne peut s’engager de plein fouet et sans arme.



Or, dans le suivi de ces personnes, les principales difficultés sont bien mobilisation et continuité. Il faut faire avec ce temps hachuré de présences et d’absences, voire de disparition. Avancer doucement pour pouvoir convoquer l’envie d’être là en l’apprivoisant. C’est un premier écueil.



Les autres difficultés sont l’expression dramatique de la dévalorisation de soi mais pas du désintérêt. Cela est important à considérer. La médiation permet de réintroduire une communication qui a été coupée ou endommagée. Cela est possible si l’art-thérapeute est en mesure d’entendre qu’il peut éveiller de l’intérêt pour l’expression. Je dis cela, car la plupart du temps, ces personnes pensent ne rien avoir à faire avec ça. Ça ne les concerne pas. D’autant plus que l’art est lié au culturel et donc loin d’elles.



Il s’agit donc, dans un premier temps, d’accepter d’y être, pour y être sans savoir. J’ajouterai : sans savoir-faire. L’atelier offre un lieu où se poser.



Au départ, une question : celle de l’art inclus dans la relation de soutien. Accepté comme tel, l’atelier offre alors un point d’ancrage. Faire rend accessible une certaine perméabilité aux choses du dehors et aux autres. Des liens peuvent alors se retisser, aussi ténus soient-ils.



À partir des récits que font les personnes qui viennent à l’atelier, j’ai relevé ce qui suit : « L’atelier est un point fixe et fort à partir duquel je peux commencer à recoller les fragments de mon histoire, à la recoudre pour en dessiner le trajet et non plus les ruptures, sans faire déballage de ma vie et sans que l’on me propose une orientation. C’est moi qui décide d’être là, quand je l’autorise et peux le supporter. Je fais avec les moyens que je choisis ou qui me sont accessibles à ce moment-là. C’est un travail d’exister, pour lequel on ne me fixe aucun objectif et aucune contrainte, si ce n’est le cadre de fonctionnement de l’atelier. J’y trouve un quelque chose, des moyens pour lui donner forme, un entre-deux, qui me permet d’amorcer un passage difficile de l’exclusion à l’inclusion de soi. Peindre pour retrouver un flux, une mobilité. Peindre pour se surprendre à faire, alors que tous les efforts ont été vains jusque-là et n’ont pu prendre forme. »



Dans cet ordre de pensée, l’atelier utilisant une médiation propose une démarche, non pas des outils. Cette démarche prend en compte l’accompagnement de la personne dans sa globalité. Pour le dire autrement, dans une démarche plus large de réinsertion, l’atelier se décentre des dispositifs, en mettant la personne au cœur de l’accompagnement. Il ne s’agit pas d’actualiser un potentiel personnel et de trouver une orientation adéquate qui lui permettrait de retrouver un emploi. La médiation ne se pose pas en moyen d’y parvenir. Elle est constitutive de l’aide et du soutien à la personne et se situe bien en amont de ces dispositifs.



Elle peut, face aux logiques des dispositifs d’insertion, qui à un moment donné, n’assurent plus leur rôle de réimpulser une trajectoire, être un relais, un socle pour repenser un départ vers le travail. Or, dans le champ de l’insertion, les travailleurs sociaux sont directement exposés à la souffrance liée à l’exclusion. En manque d’outils et de formation, ils ne peuvent offrir le plus souvent des solutions adaptées.



Dans ce champ encore, l’orientation vers des ateliers utilisant une médiation est trop peu souvent pratiquée et les actions d’accompagnement qu’ils impulsent restent souvent expérimentales. Cette orientation, pour les acteurs sociaux, peut paraître effectivement difficile. Face à des personnes qui sont dans des priorités de survie et dans des urgences de régler des problèmes au jour le jour, comment parler de peinture ? Quoi dire à propos de ce qui est mis en jeu dans ces ateliers ?



Il y a encore beaucoup d’impensé en termes d’accompagnement des personnes en exclusion et beaucoup du côté de la visibilité de ce type d’ateliers. Je relève dans les ateliers que j’anime, une présence de plus en plus forte de personnes en grande précarité, qui sont orientées par des centres de soin, via des assistantes sociales ou des psychologues. Parmi elles, des personnes qui refusent, en dehors du champ purement médical, de s’engager dans un suivi thérapeutique. Or ces ateliers utilisant une médiation ne peuvent et ne doivent pas se substituer au travail des cmp, très engorgés par ailleurs. Un travail en réseau et en partenariat étroit avec les acteurs sociaux et les professionnels du soin est devenu nécessaire. Construire une approche de la souffrance psychique et sociale relève d’une coconstruction travailleurs sociaux/soignants. C’est une élaboration singulière.



Je terminerai enfin par ceci : se retrouver confronté à des difficultés auxquelles on n’a pas été préparé fait éclater les repères et les autocontrôles. Dans le lieu de la création, l’artiste se risque à entendre « la dictée intérieure » et à rejoindre son « matériau intérieur ». Cette immersion s’opère par de nombreux détours et par paliers successifs. Elle exerce une tension qui, s’il n’y a pas de réalisation, peut atteindre la pensée. Au-delà des représentations culturelles, cette expérience intérieure est réactivée en situation d’accompagnement. Cette réactivation est nécessaire pour guider les personnes vers un dépassement des freins et des blocages liés aux apprentissages ou à une réinscription sociale. Il ne s’agit pas de laisser faire mais d’amener la personne à réorganiser son environnement et la perception qu’elle en a, pour y retrouver une place et une action. Au moyen de champs d’expression, les plus divers possibles, car il s’agit d’adapter les moyens d’expression aux difficultés des personnes, de les rendre intelligibles pour qu’elle puisse s’y adapter, y penser et y agir.



En conclusion, dans le champ de l’insertion sociale et professionnelle, la médiation doit pouvoir amener la personne à se poser la question du pourquoi ? Avant même de penser une possible démarche d’insertion : pourquoi le travail ? Comment le travail ? Comment le réinscrire dans ma vie ?



Et, avant tout, remettre en marche un projet de vie.



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Notes



11. Intervention lors de la Journée d’étude du 28 janvier 2006. Centre d’étude de l’expression, Sainte-Anne, Paris V : « La médiation artistique : mode ou nécessité ? » 
2. Atelier et actions inscrits au sein de l’association TMD (Travail modes d’emploi), Paris XX.


jeudi 26 janvier 2017

L'art-thérapie et le champ social / 1


Article très intéressant sur la question de l’art-thérapie dans le champ social intitulé « Exclusion et médiation en art-thérapie. La violence de l’exclusion (1) ». Cet article a été écrit en 2008 par Martine Colignon, art-thérapeute, Centre d’étude de l’expression, hôpital Sainte-Anne, chargée d’enseignement à Paris V, 126, rue Mouffetard, 75005 Paris. Tél. 06 76 28 30 61.


Colignon Martine, « Exclusion et médiation en art-thérapie. La violence de l'exclusion », Empan, 4/2008 (n° 72), p. 131-136.
URL : http://www.cairn.info/revue-empan-2008-4-page-131.htm
DOI : 10.3917/empa.072.0131



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Présentation de l’article

Mettre en relation exclusion et violence peut paraître redondant : l’exclusion est par définition une violence infligée à la personne, violence insidieuse, souvent silencieuse. L’exclusion peut entraîner de la violence prenant pour cible le corps de l’autre ou le corps du sujet lui-même, en souffrance ; une violence qui lui colle à la peau parfois.
L’art-thérapie vient en place, dans un entre-deux, pour permettre à la douleur d’imprimer sa marque dans la matière, à la colère de se former et de se transformer, au sujet de relater un « effacement social » qui le met en dehors de la vie et qu’il ne peut plus supporter, pour le conduire peu à peu à agir et à retrouver un sentiment d’efficacité sur le monde.
C’est au travers de bribes de parcours de sujets en grande précarité que nous abordons cette relation entre violence et art-thérapie, comme lieu où se séparent et se confondent en même temps art et soin.

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Dans le champ social, l’atelier d’art-thérapie n’a pas encore acquis de visibilité, tant du côté des processus créatifs qu’il permet de mettre en œuvre que de la dimension de prévention qu’il peut assurer, lorsqu’il s’agit d’accompagner des personnes dites « en exclusion ». La voie de l’art peut permettre, par exemple, que la violence ne se retourne plus vers l’autre ou vers la personne elle-même ; de trouver dans le langage artistique sa traduction afin de dégager un possible à former et à formuler. Il s’agit, lorsque les mots ne parlent plus, ou parlent trop et violemment, de trouver le chemin de la mise en forme qui permettra d’alléger une souffrance bien souvent persécutrice et aliénante. L’art peut permettre de se dégager d’une position de victime, trop généralement occupée et inacceptable. De se lancer pour se redécouvrir acteur, se rencontrer capable de bricoler non plus des supports de survie, mais l’amorce d’un changement de position dans le lien social, la plupart du temps distendu par l’exclusion. L’art a besoin d’être vu mais, dans ce contexte, ne cherche pas à démontrer autre chose que sa propension à insuffler l’espoir et le franchissement des obstacles par un décadrage de la douleur et des violences qui s’y rapportent.


Le problème de la violence est à la racine même de l’exclusion



Mariama est malienne. Elle a 18 ans. Elle vient d’arriver en France. Elle ne parle pas un mot de français, apparaît très craintive, en retrait. Son père décide pour elle : elle doit pouvoir travailler dans quelques mois.


Angèle a 53 ans. Elle est au rmi depuis dix ans. À l’âge de 40 ans, un infarctus stoppe sa carrière d’aide-soignante. Elle est en détresse, veut rompre l’isolement dans lequel elle est engluée depuis trop longtemps.


Lise a 45 ans. Ancienne toxicomane, elle est encore suivie par un centre de soins. Elle a connu la rue. Aujourd’hui, elle vit en couple dans un hlm. Elle ne peut sortir de chez elle que très rarement ou accompagnée de son mari. Elle n’a pas de demande d’aide précise.



Moussa est en France depuis trois ans, avec sa femme et son fils de 4 ans. Schizo- phrène, il refuse les soins. Il a vécu de manière très violente une hospitalisation suite à une plainte de ses voisins. Il est agité, souvent dans un délire persécutoire. Par peur d’être de nouveau hospitalisé, il fuit tous les dispositifs d’aide sociale.


Nous pouvons tous égrener ainsi des bribes de parcours de personnes en grande précarité. Nous pouvons aussi tous témoigner de la difficulté à accompagner ces sujets qui dans la situation d’exclusion ont du mal à intégrer un cadre défini. Que ce soit celui d’une assistante sociale, d’un médecin, d’un réfèrent rmi ou encore d’un conseiller en insertion, leur tendance paraît être de vouloir s’en échapper, afin de fuir tout ce qui pourrait leur rappeler qu’ils sont effectivement exclus, sans place.


L’exclusion fait violence. La précarité n’est jamais un choix. Le renoncement à sa place de citoyen et de personne humaine ne l’est pas davantage. Les personnes que je reçois en atelier se sont petit à petit désaffiliées des dispositifs d’accompagnement classique d’aide sociale et professionnelle. Elles ont renoncé à demander de l’aide, que ce soit d’un point de vue médical, psychologique, social ou professionnel.


Cependant, il reste un espoir : celui d’être entendu en tant que personne, de retrouver l’estime de l’autre et de soi, de pouvoir réengager une communication au sein de la grande famille sociale, aussi ténue soit la voix de cette espérance et quels que soient les moyens d’y parvenir. Cela signifie aux yeux de ces personnes : « ne pas être un cas » dans un des champs susnommés ; ne pas être stigmatisées ; ne pas voir leurs problématiques enkystées par des suivis multiples, qui souvent se chevauchent ; ne pas être désignées enfin comme « sujets fous » parce que trop en souffrance. Ce sont des peurs qu’elles expriment et ces peurs sont à prendre au pied de la lettre.


Leur mal-être est violent, pour elles-mêmes et pour les professionnels qui les reçoivent. Cette détresse peut les conduire à prendre des risques, risques participant souvent pour elles d’une seule et possible reconstruction.


À cette place d’art-thérapeute, je reçois cette violence sous forme de détresse, de recroquevillement sur un soi qui ne peut plus se nommer. Il y a l’abandon par l’autre, le semblable, qui génère un gouffre dans lequel ces personnes se sont laissées tomber, faute d’avoir pu être retenues, dans un premier temps par l’entourage proche, puis plus globalement par ce qui fonde l’existence au sein même de la sphère sociale.


Du côté des travailleurs sociaux et des personnes



Les situations d’accompagnement sont de plus en plus nombreuses dans lesquelles dimension psychosociale et troubles psychiques se manifestent. Celles-ci placent le travailleur social dans une zone d’indétermination professionnelle, qui peut aboutir à une impasse dans la relation d’aide et mettre en danger sa confiance en ses compétences professionnelles. Les manifestations de la violence, chez les sujets accompagnés, qui peuvent les atteindre, sont directement attachées au sentiment d’humiliation, d’isolement, de détresse, de la difficulté, voire de l’impossibilité de se construire en tant que sujet, de perte d’identité – éléments liés plus globalement au sentiment d’exclusion de soi.



Une proposition d’insertion peut en effet induire des effets paradoxaux si le projet ne correspond pas à ce que la personne peut engager à ce moment-là. C’est souvent un but jugé hors de portée qui provoque de la souffrance et vient rompre la relation d’aide.



La plupart des personnes que nous accueillons vivent leur statut de Rmiste sur les versants de la dépendance et de l’abandon en même temps. Le suivi social est souvent ressenti comme une humiliation, malgré la prise en compte de cet aspect par leurs référents. À ce titre, les travailleurs sociaux expriment fortement leur désarroi et leur impuissance à aborder la dimension psychique des personnes en souffrance, parfois en crise. Ils se sentent peu outillés et eux-mêmes en souffrance, faute de trouver des solutions adéquates à offrir.



L’échange avec les personnes dites « en exclusion » est généralement problématique, voire paradoxal. Une double demande, urgente et dramatique, peut-être adressée sans que la personne en attende quoi que ce soit : urgence de trouver un emploi (retrouver une place sociale) et demande d’écoute de sa détresse. Pourtant, ces personnes se méfient des structures qui se proposent de leur venir en aide, et particulièrement lorsqu’il s’agit du soin.



Ces manifestations sont le plus souvent des formes d’expression de ce qu’ils ressentent et non pas des symptômes. Elles peuvent cependant faire écran et rendre difficile, voire impossible, la relation d’aide dans un contexte précis.



Les échecs répétés en termes de démarche pointent l’aspect rejetant de toute stratégie, donc rejeté à court terme – pour se préserver.





Les ressentis de la violence



Les ressentis de l’exclusion, lorsqu’ils trouvent à s’exprimer dans l’atelier, passent par une plainte, souvent sourde. Plainte qui touche le corps, le soin au sens large, la santé et ses représentations, le vécu de l’accompagnement, la perception de ses propres blocages ou la non-reconnaissance de ses ressources personnelles.



Le traitement médical, s’il existe, est la plupart du temps jugé trop lourd, voire handicapant ou trop contraignant. L’accompagnement est fréquemment jugé inefficace, les possibilités personnelles inexistantes ou peu accessibles. Parallèlement à cette plainte, se déroule une histoire de vie, faisant émerger des ruptures qui n’ont pas encore trouvé d’espace pour se dire. Ou encore des paradoxes dans lesquels la personne se débat, ayant l’impression qu’il n’y a pas d’issue possible ou qu’elle n’y a pas accès. Par exemple, la précarité ne permet pas le plus souvent de suivre un traitement s’il est directement intriqué aux conditions de vie.



Françoise souffre de diabète. Elle dort avec sa petite fille dans des chambres d’hôtel qu’elle quitte tous les trois jours. Elle doit suivre un régime, mais se nourrit de sandwichs au kebab du coin. Sa condition actuelle et l’énergie qu’elle déploie pour survivre viennent se superposer à des problèmes de santé qu’elle ne peut ignorer, certes, mais qui sont insurmontables au quotidien.



Le temps social et la notion d’espace pour ces personnes se sont petit à petit altérés. L’investissement d’un cadre de suivi social ou professionnel est difficile, souvent en pointillés (rendez-vous manqués, difficulté à se mobiliser, à investir un lieu ou une action d’accompagnement). Le soin, lui, est vécu comme stigmatisant. La dépense d’énergie se concentre sur la survie au quotidien, c’est-à-dire la résolution de problèmes au jour le jour, « faire face », rendant le soin et toute forme de suivi secondaires.



Les rapports sociaux sont en général dominés par la méfiance, l’agressivité, voire la violence. L’orientation, la prescription ou toute forme d’intervention peuvent faire intrusion de manière violente et entraîner une démission, suivie d’une résignation à un sort qui semble immuable.



Enfermés dans une spirale de l’échec, apparaissent alors des sentiments liés à la perte, des problématiques d’ordre identitaire, des idées dépressives, d’abandon, persécutoires, et parfois des délires. Cependant, il faut noter que si l’exclusion est pathogène, le mal-être, qui lui est intimement relié, ne relève pas, le plus souvent, d’une pathologie mentale.




L’expression de la violence




Elle est la plupart du temps sourde et insidieuse. Elle peut éclater à tout moment : par le rire anachronique, par l’agressivité à l’égard des autres ou de l’art-thérapeute ; par l’absence, par les cris et les pleurs, par le délire.



La médiation peut permettre de modifier de façon positive une estime de soi souvent très entamée, sous-tendue par la réactivation d’un désir de changement. Le fait de « prendre livraison » de sa capacité à exprimer, à intéresser les autres, à communiquer sur ce que l’on fait, à accepter de l’aide pour avancer dans sa production peut constituer des garants et des repères pour mesurer et doser des émotions, sans être submergé par elles.



Certaines ruptures encore peuvent avoir été écartées pour ne pas souffrir davantage. Le sujet est capable de s’exclure de lui-même, ce que Jean Furtos(2) nomme le syndrome dauto-exclusion.



Angèle a arrêté de travailler suite à son accident cardiaque. Elle est suivie par une référente rmi depuis plusieurs années. Son traitement très lourd ne lui permet pas de reprendre un emploi à plein temps. C’est pourtant la demande qu’elle nous adresse de manière urgente et dramatique lorsqu’elle vient nous voir. Sa référente n’a pas réussi, peut-être pourrions-nous apporter une solution à son problème.



Dans le cadre d’un groupe de réflexion sur le thème de la santé participative, avec l’Institut Renaudot, a été proposé un travail collectif puis individuel dans lequel Angèle accepte de s’engager. Elle le fait au départ en tant qu’aide-soignante. Elle peint quatre organes désignés comme vitaux. Cela l’amène à reparler de son accident cardiaque. Elle poursuit alors par une bande dessinée, dans laquelle le cerveau dialogue avec le cœur. Elle l’intitulera : Le cœur de la peur. C’est à partir de cette peinture, alors qu’elle a raconté son accident à de nombreux interlocuteurs, qu’elle perçoit la fracture qu’il a produite dans sa vie. Il sera possible ensuite d’envisager avec elle des aménagements réels et symboliques, lui permettant de retrouver une dynamique personnelle levant une partie des enjeux, jusque-là jugés dramatiques.




L’art-thérapie dans ce champ ? 

Si l’atelier n’implique pas dans son cadre un certain nombre de stratégies, c’est qu’il se place du côté d’un construire ensemble.



Peindre ou se frotter à la difficulté de réaliser avec des moyens formels est en soi un travail et une coconstruction de sens. Il permet de dégager des finalités mais on ne sait pas pourquoi. On peut s’y lancer sans préjuger des solutions. Il s’agit de comprendre ensemble ce qui est recherché et par quels moyens ; d’accorder une place importante à ce qui est trouvé, cela au-delà des représentations négatives souvent invoquées. Ce travail passe par des tâtonnements, des transparences et des opacités, des lueurs, des possibles, des inventions qui impliquent la recherche individuelle et qui, par ricochets, élaborent peu à peu un support de rencontre et de surprise.



L’expression artistique favorise l’expression de relations intersubjectives. Elle les rend de nouveau possibles. Se constitue alors une mémoire, au fil du temps, au travers des processus de créativité mis en œuvre, de traces formelles (les réalisations plastiques) et de récits partagés.



Ce travail répond en premier lieu à l’urgence : de sortir de l’isolement ; de faire avec les autres ; de partager à nouveau, de se relier et se réaffilier à un groupe social. Il se construit peu à peu comme nouvel espace de parole et de création qui va rendre présente une nouvelle appartenance. Ce temps-là, pris entre les urgences de vie, ouvre progressivement un avenir potentiel.



L’atelier procure un cadre où quelque chose peut commencer à s’exprimer et s’adresser à l’autre, par l’intermédiaire d’un dessin, d’une peinture que je fais et que je peux montrer sans en appeler à la compréhension, à l’analyse, à la commisération des autres.



Offrant un espace soutenant, il ne propose pas d’objectifs ou de modalités de prise en charge, qui seraient un parangon des dispositifs classiques. Il est un lieu où la personne peut ré-apprivoiser la présence : à elle-même, puis à l’autre. Un espace de reliance, de croisements imaginaires avec soi puis les autres. Un lieu de ressources et de liens entre des morceaux de vie, des ruptures qui peuvent trouver de nouvelles voies pour être nommées et reconnues, sans affrontement frontal et brutal. Une activité encore qui permet de repenser et d’exprimer la colère juste et nécessaire pour se reconstruire.



Travailler avec ces personnes, dans le cadre d’un atelier d’expression, implique donc de s’interroger sur le sens de leurs attentes et de tenter d’y répondre, parfois de manière très décousue, parfois au-delà des objectifs fixés par le cadre d’accompagnement.



Lise ne sort plus de chez elle. Une psychologue, qu’elle a rencontrée deux fois, nous l’adresse. À part le centre de soins où elle va chercher ses médicaments et voir son psychiatre, elle rompt systématiquement avec toute forme de soutien. Une visite à son domicile est organisée pour lui parler de l’atelier. Elle sortira au bout d’une heure, poussée par son mari, qui ne supporte plus de la voir ainsi cloîtrée. Six mois seront consacrés à apprivoiser ses peurs, durant lesquels l’accompagnement physique jouera un rôle essentiel – ne serait-ce pour elle que de marcher et de réapprendre à s’orienter. C’est lors d’une de ces marches qu’elle révélera un épisode douloureux, lançant ainsi un fil entre elle et l’atelier : celui de son journal intime, déchiré par son mari lors d’une dispute conjugale. Renouer avec cette écriture intime à l’écart du foyer et de la famille deviendra son « à (f)faire » au sein de l’atelier.



La présence de Lise restera cependant sporadique. Sa demande ambivalente. La porte sera quelquefois fermée, ou encore Lise en peignoir, effondrée, sera dans l’impossibilité de sortir de l’appartement. Un fil a pu être maintenu entre elle et l’atelier pendant un an, par son évocation constante en tant que lieu vivant à atteindre et en attente de sa venue.



C’est à partir des liens qui se tissent qu’il peut être envisagé de nouveau mais différemment, avec la personne, si elle le souhaite, l’engagement d’une relation ailleurs, sur un lieu de soins, un lieu d’insertion sociale ou professionnelle. Un travail en partenariat et en collaboration étroite avec les associations et les structures de soin doit permettre de limiter les suivis et de proposer une orientation plus en adéquation avec la demande, si elle existe, et le parcours de la personne.



Avant cette orientation, un travail dit de « bas seuil » est nécessaire. L’atelier d’art-thérapie peut se constituer dans ce champ d’intervention, comme un entre-deux permettant de repenser et d’accepter de recevoir de l’aide, avant même de s’engager dans un dispositif de suivi.



L’exclusion peut rendre invisible, non pas par choix mais par nécessité, pour survivre. Elle peut être autorisée ainsi à exister en douce. Face à cela, des passerelles sont à construire pour permettre à ces femmes et à ces hommes de rejoindre des lieux où ils se sentent attendus et en sécurité. Toutefois, pour y venir, il est parfois nécessaire de reconstruire avec elles, avec eux, des repères identifiables qui leur soient accessibles. Cela nécessite une série d’étapes de mise en relation de leur environnement vers celui de l’atelier – ce qui peut être bouleversant au vrai sens du terme. L’atelier se constitue alors comme une communauté passagère qui leur ressemble mais qui ne les place pas en marge.



Les difficultés de mobilisation de ces sujets, souvent invoquées, posent les questions suivantes : « Pour quoi ? À dessein de quoi ? » L’atelier n’y donne pas de réponse tangible mais par le biais de l’expression les déplie et les relance. Il s’agit de rejoindre son désir, au-delà des besoins, qui font le plus souvent pression de manière urgente et dramatique, et d’envisager de nouveau un avenir potentiel. La relation d’aide peut alors redevenir supportable, si notre action vise en premier lieu à réassurer le lien d’humanité indispensable à la sortie de l’exclusion.



Cette action ne s’invite pas dans le champ du soin proprement dit mais tend vers lui. Il ne s’agit pas de soigner la personne mais de prendre soin d’elle jusqu’à ce qu’elle puisse prendre le relais.



Cependant, pour accepter de l’aide, il faut avoir retrouvé suffisamment d’estime de soi, et d’estime de « ses frères humains », qui de nouveau vous reconnaissent et vous accordent une place parmi eux, comme le dit justement Jean Maisondieu (3).



Notes

(1) Communication dans le cadre des journées internationales SIPE/Puzzle. Lille, 7 et 8 décembre 2007.

(2) J. Furtos, « Épistémologie de la clinique psychosociale, la scène sociale et la place des psys », Pratiques en santé mentale, n° 1, 2000.

(3) J. Maisondieu, La fabrique des exclus, Paris, Bayard, 1997.