samedi 25 janvier 2014

L'art-thérapie, se transformer par la création




Entretien entre Mélik N'guédar, pour Nouvelles Clés et Jean-Pierre Klein, Psychiatre, fondateur de l'INECAT, Institut National d' Expression, de Création, d'Art et Thérapie (www.inecat.org)








Nouvelles Clés : Il y a mille angles différents, dirait-on, pour aborder l'art-thérapie et les rapports entre l'art et la thérapie.

Jean-Pierre Klein : Au départ, je suis psychiatre et psychothérapeute pour enfants. Ca veut dire que je m'occupe aussi bien d'un enfant de quatre ans qui fait toujours pipi au lit que d'une toxicomane de dix-huit ans, ou d'une anorexie mentale ou... On se retrouve avec des cas forcément plus différents que chez les adultes. Le psychiatre d'enfants ne peut pas se reposer aussi facilement sur des grilles et des codifications constantes. La rencontre se déroulera autour d'une table, ou par terre, ou dans un théâtre de marionnettes, ou avec du papier et des crayons... il y a donc forcément, à la base, de l'expression artistique. Et puis d'un enfant à l'autre, des formes différentes s'imposent.

D'autre part, l'enfant ne va pas toujours pouvoir dire « je », se situer par rapport à son père et à sa mère, etc. Il est par contre naturel de travailler avec lui dans l'invention, à partir de dessins - c'est la moindre des choses - mais aussi à partir d'histoires, de terre, de masques, d'expression corporelle, etc. L'enfant vient avec ses parents, qui parlent de leur problème, et l'enfant comprend qu'il est dans un endroit où quelqu'un doit l'aider à se transformer. Mais plutôt que d'examiner directement les symptômes et de voir ce qu'ils signifient, comme on fait en thérapie classique, moi, je demande à cet enfant de produire en thérapie. De partir de lui-même et de créer quelque-chose. Et forcément, parce qu'il sait grosso modo où il se trouve, tout ce qu'il va faire sera imprégné de ses problèmes.

À partir de là, plusieurs possibilités. La première, c'est de prendre la peinture, la mélodie, l'improvisation théâtrale, l'écriture… et de les décrypter pour y trouver des significations sous-jacentes. Ça ramène au discours en « je ». Avec des interprétations des œuvres parfois assez caricaturales, du type « le rouge signifie l'agressivité », « le vertical c'est le phallus », etc.
Alors qu'en art-thérapie, nous préconisons d'accompagner la personne, d'une production à l'autre. Comme si elle parcourait tout un itinéraire symbolique et se transformait dans la production, sans trop voir d'abord en quoi cela renvoie à ses difficultés. Il n'y a pas forcément d'interprétation. L'art-thérapeute ne dira pas : « Voilà ce que ceci signifie de ton rapport à ta mère. » À l'institut dont je m'occupe, l'INECAT, il y a même interdiction totale que quiconque fasse sur quiconque une interprétation de dévoilement. L'art-thérapie ne se situe pas dans l'explication de l'origine des troubles.


Ah bon ? Mais alors que pensez-vous de la classique interprétation du dessin considéré comme un test projectif ?

Je reprends l'exemple de l'enfant. Je lui demande de faire un dessin et il me dit qu'il ne sait pas dessiner - j'insiste un peu: « Allez, vas-y ! » Il veut faire un personnage de BD, je refuse, il se dessine lui-même, je lui dis: « Non, j'aimerais que tu inventes un personnage qui n'existe pas, comment s'appellerait-il d'ailleurs ? » Il l'appelle Alain.
L'enfant est un peu étonné, car il pensait qu'on allait parler de lui. En réalité, c'est une façon beaucoup plus profonde, pour certains, de parler de soi. Et c'est la même chose pour un adulte.

En psychiatrie, vous avez une inflation de sujets parfaitement capables de parler d'eux-mêmes et de dire l'origine de leurs difficultés, mais qui ne guérissent pas ! Ça aboutit à des gens monstrueusement mentaux, à des intellectuels de l'inconscient, qui pensent que l'approche psy est une voie cognitive de connaissance de soi. Je ne pense pas que la psychothérapie soit cela, si ce n'est par des révélations fulgurantes de temps en temps. Ce n'est en aucun cas une recherche rationnelle de son propre fonctionnement et de l'origine de ses troubles. Selon moi, l'expérience psy en général est d'abord vécue. La psychanalyse, elle, est l'expérience du transfert et du revécus d'un certain nombre de choses sur le divan et c'est par ailleurs une recherche cognitive sur le fonctionnement de la psyché - mais je ne pense pas que cette recherche soit thérapeutique. Il faut qu'il reste de l'énigme, et la thérapie est une façon d'accompagner l'énigme à travers des figurations auxquelles on ne comprend pas forcément tout.


Mais prenons un cas comme celui raconté par Hernie Siegel, que consulte un cancéreux sur qui la chimiothérapie n'a aucun effet, et dont le psychothérapeute va découvrir, grâce à des dessins, qu'il s'agit d'un ultra-pacifiste à qui les médecins ont eu le malheur de dire que son traitement allait « tuer » son cancer - alors qu'il aurait fallu lui dire que ça allait « gentiment chasser de son corps » les cellules cancéreuses. Au fil des mois qui suivent, le malade, en psy-chothérapie avec Siegel, va totalement modifier ses dessins, passant du méchant crabe au gentil poulpe et, à la fin, il guérit. Or, tout le long de la cure, le psychothérapeute a interprété hardiment les dessins.

Nous sommes tous objet d'un certain nombre de choses épouvantables : d'un cancer, de figures d'aliénations douloureuses, de processus répétitifs, du même patron qui vous engueule, du même conjoint qui vous embête, etc., qui sont autant d'instances dont nous sommes les prisonniers. Quand vous devenez auteur d'un dessin, c'est-à-dire sujet de l'action, vous renversez déjà l'attitude. Le fait de dessiner le cancer, c'est se proposer d'agir sur sa représentation. Mais on peut inventer toutes sortes de choses, dans la représentation, face à ce cancer, pour qu'au passage il se produise ce que j'appelle des « surprises de conscience », c'est-à-dire des révélations, des visions qui font sens - et ça semble être le cas dans l'exemple américain que vous citiez. Ce que je dénonce, c'est la volonté effrénée de toujours vouloir démontrer, expliquer rationnellement. En revanche, que l'on soit saisi d'un sens qui s'impose dans un dessin ou une série de représentations, je suis tout à fait d'accord. Il y a un combat contre le cancer à travers une succession de dessins.

J'ai publié l'histoire d'un gosse psychotique qui pense qu'on peut lire dans sa tête et qui, en art-thérapie, se met à inventer des histoires, dont une où le soleil entre dans la maison: il dessine toutes sortes de protections, des nuages, des lunettes noires, des perruques, qui permettent de protéger, non pas lui-même explicitement, mais la maison au toit ouvert. Cet enfant-là ne se rendait pas compte que l'on parlait de lui... Autre exemple, un gosse dont je m'occupe actuellement a été victime de sévices sexuels graves. Lui, nous le suivons à partir d'histoires de marionnettes... À vrai dire, au début, même cela lui était impossible, il était figé dans sa douleur, c'était une désolation. Petit à petit on en est venu à jouer avec des marionnettes, et ce sont elles qui lui ont permis de mettre en scène, de façon indirecte, les sévices dont il avait été l'objet. Par exemple, il invente qu'une sorcière dit : « Moi, je tue les enfants en les embrassant sur la bouche » ou il imagine l'histoire d'un père qui tue son enfant, mais qui, en fait, n'est pas le père, mais un sorcier déguisé en père, qui tue ses enfants... Ce petit a été victime de ses parents, c'est une façon de les dédouaner. La dernière fois, il invente qu'une sorcière oblige la mère du petit chaperon rouge à tuer son enfant, mais celui-ci a le pouvoir de ressusciter et vient libérer sa mère qui se dépêche de tuer la sorcière... dont elle revêt, « pour rire », la dépouille, faisant une dernière fois peur au petit chaperon rouge, qui néanmoins comprend la « farce » et déclare: « Maman, je sais que c'est toi qui t'es déguisée en sorcière », la mère retire la dépouille et tombe dans les bras de sa fille.

Bref, ce gosse, de manière totalement spontanée, met en scène des choses épouvantables, en particulier des monstres qui habitent son père et sa mère, et petit à petit se délivre, par fiction interposée, de ce qu'il a subi.


Dans un cas tel que celui-là, comment les marionnettes se sont-elles imposées, par exemple plutôt que le dessin ?

Nous avions commencé par des dessins, mais à un certain moment il a fallu des actes, or son corps devait absolument demeurer caché. Dans le dispositif des marionnettes, justement, on ne vous voit pas. Pour lui, c'était vital.


On retrouve le théâtre des origines ! 

Oui, les grands mythes peuvent apparaître. La question de départ est : comment devenir un peu plus maître des choses horribles qui nous arrivent, qui sont à l'intérieur de nous et contre quoi nous nous sentons désarmés ?

Cette question devient : comment passer de l'état d'objet d'une horreur à celui de sujet d'une fiction utilisant cette horreur comme matériau ? Quand on est victime de sévices ou de traumatismes, le temps s'arrête et le traumatisme se répète indéfiniment. Comment rompre le cycle infernal ? Faire comme si rien ne s'était passé est impossible. En revanche, par un travail d'accompagnement, par exemple par l'invention d'histoires, il existe une façon de devenir auteur de mises en scène qui vont nous permettre de dépasser l'horreur. Au début, on n'est d'ailleurs pas obligé d'exiger que ça finisse bien. Le simple fait de mettre en scène des horreurs constitue déjà un début. On réussit à prendre du recul par rapport à la souffrance, à la manipuler.


L'accompagnement que vous pratiquez fait un peu penser à celui que pronaient les anti-psychiatres anglais des années 1960/1970,
Ronald Laing, David Cooper... 

Je me suis toujours senti très proche d'eux- à ceci près que leur sévérité à l'égard de la famille était à mon sens exagérée.

Accompagner les gens dans leur folie pour mieux les en sortir, c'est un peu ce que je préconise. Prenez Joe Berke, qui a écrit Mary Barnes, Un voyage à travers la folie, eh bien c'est une histoire d'art-thérapie, d'une certaine façon.
Que fait cette femme ? D'abord, elle prend ses excréments dont elle couvre les murs avec, dit Berke, « l'habileté d'un calligraphe zen »... Puis, peu à peu, elle passe à la peinture et elle devient une véritable artiste: elle a transformé en or tout ce qu'elle avait en elle de « merdique ».

J'ai rencontré Joe Berke. Il ne se revendiquait pas de l'art-thérapie. Mais son accompagnement était le même - et sa tolérance ! L'art-thérapie exige beaucoup de tolérance. Vous travaillez avec des marginaux, des gens violents, gravement malades, qui ont le sida, des vieillards épuisés... En gériatrie, comment dire ce que l'on a à dire de sa vie par peinture interposée, même si on a perdu l'usage de la parole ?


Votre palette est très large...

Oui, et indiquer un art plutôt qu'un autre est très délicat. Il faut par exemple repérer le rapport au corps. À quelqu'un de complètement bloqué, on ne va pas proposer de la danse - mais à quelqu'un de très à l'aise, qui roule des mécaniques, non plus. Une personne à l'imaginaire figé, on ne va pas lui proposer d'inventer des histoires - mais à un bavard qui ne ferme jamais la bouche non plus. Il faut se situer entre le trop grand confort et le trop grand inconfort. Essentiellement parce que la méthode procède par surprise. Tout d'un coup, la personne est saisie par ce qu'elle produit. Brusquement, elle réalise que c'est de son père qu'elle est en train de parler, ou de sa mère, ou de tel ou tel moment de sa vie. Je ne suis donc pas contre des interprétations à certains moments, je m'oppose à l'idée qu'il faille en mettre sans arrêt partout, comme des sous-titres.


L'idée principale est d'utiliser les épreuves de la vie comme un matériau pour bâtir une oeuvre, à commencer par soi-même...

Voilà ! Comment partir de soi, de ses douleurs, de ses maux, pour les transformer en une œuvre qui, éventuellement, peut toucher l'autre - donc avec du mal, on fait du beau. Et comment, d'une fois sur l'autre, avancer de telle sorte qu'au bout du compte on puisse en sortir encore mieux ? Je ne justifie pas les malheurs, mais puisqu'ils sont là, comment en faire quelque-chose en cheminant ? C'est un projet extraordinaire: partir de la personne dans sa globalité avec ce qu'il y a de plus terrifiant en elle, et transformer cela en oeuvre! Cela signifie que la folie n'est pas un ennemi, qu'il faudrait enfermer ou bombarder de médicaments, elle peut même éventuellement devenir l'alliée d'une édification !


On touche un peu à cette alchimie quand on fait de l'accompagnement des mourants. Apparemment, c'est l'horreur pure. Mais si l'on y travaille suffisamment, en accompagnant avec tolérance, tendresse, le pire peut éventuellement se métamorphoser en trésor. Et l'on s'aperçoit alors que le rapport au mal et à la souffrance est sans doute plus complexe que nous ne l'avions cru dans notre jeunesse, lorsque nous jetions par exemple l'anathème contre ce que nous percevions comme le « masochisme du judéo-christianisme » !

En fait, je ne sais pas s'il faut en passer par la souffrance... Parce que l'on peut aussi, comme dit Graf Dürckheim, passer par l'émerveillement. Mais puisque la souffrance est là, qu'est-ce qu'on en fait ? Ce n'est pas la souffrance qui a de l'intérêt, mais le traitement auquel on la soumet. Et ça, c'est extraordinaire. Toute notre vision du divin s'en trouve d'ailleurs bouleversée.


C'est à dire ?

Permettez-moi de vous lire la dernière page de mon livre Pour une psychiatrie de l'ellipse : «... Maurice Blanchot écrit : ''Les prophètes sont des appelants.'' Valère Novarina affirme: "Nous sommes non pas des animaux parlants, qui auraient quelque-chose à dire, mais des appelants. »
« Toute personne en thérapie (qu'elle se trouve au pôle soignant ou au pôle soigné), tout existant, tout créateur, tout poète (comme les étymologies de ces deux derniers mots nous le révèlent) sont des appelants. Nous tous, dans ce qui en nous est être humain (« être » est un verbe, nous dit Emmanuel Lévinas), nous aspirons à cette avancée, cette ascension que peut consituer notre vie dans son cheminement vers un "être-plus encore".
« La psychothérapie est accompagnement réciproque d'un moment de ce "passage". Nous tendons ainsi à réaliser au mieux la parole du Christ rapportée par l'Évangile de Thomas : "Soyez passants : « L'exemple christique réside en effet tout entier dans ce cheminement vers le divin qu'il ne s'agit pas d'imiter dans son contenu précis, mais de reproduire dans son mouvement.
Celui-ci nous demande :"Sois comme moi", et non: "Sois moi-même" . "Oui, dieu est ce qui nous sépare du divin", écrit Lagerkvist. L'homme aspire au sublime, qui est perception du divin, sans pouvoir en savoir davantage: "Discerne le sublime", conseille le Roi d'or, personnage du Serpent vert, roman initiatique de Goethe. « Le divin ne gît pas en l'homme comme un objet qu'il lui faudrait découvrir le divin, c'est le mouvement de l'homme à partir de lui-même et du monde dont il fait partie, c'est le sens qu'il donne ainsi qu'un doigt tendu vers ce qui lui échappe. "Quand le doigt désigne la lune, l'imbécile regarde le doigt", dit un vieil adage chinois. L'honneur de l'homme, ses possibilités de transcendance sont d'être cet imbécile quand il se regarde tendre son propre doigt. »


C'est dans le dépassement de la souffrance que réside le cheminement humain ?

Et que réside la psychothérapie qui, à mon sens, contrairement à ce que l'on dit d'habitude, n'est pas la recherche du "pourquoi" de mes troubles. Elle consiste plutôt à partir de moi, au sens complet, avec toutes mes souffrances, mon nom, mon signe astrologique, mon histoire, ma famille, etc., pour en faire une œuvre (que les autres considéreront éventuellement comme belle) à travers laquelle, de création en création, je vais pouvoir me transformer. L'art-thérapie, c'est le « pour-quoi ? »

Partant de ma douleur, de ma folie, de tous mes états limites, de mon approche de la mort, etc., vers quoi suis-je en chemin, qu'est-ce que je peux faire de tout cela, qui contienne une partie d'invisible ? Il y a tout ce mouvement de tension vers le haut, pour désigner... quelque-chose, qui existe ou non, on ne sait pas, mais la thérapie participe à tout ça. Attention, je ne suis pas mystique! Pour moi, comme dit Jankélévitch, le monde n'a pas de sens, c'est à nous de lui en donner un.

Pierre Doussaint : « Je demande à ceux qui travaillent avec moi d'oublier qui ils sont, d'imaginer qu'ils sont comédiens, d'arriver dans l'imaginaire à projeter leur propre dépassement. Chorégraphie « Mi-anges, mi-démons ».


Un sens qui nous dépassera néanmoins
toujours...

Et sera éternellement masqué ! « Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui ne le connaît pas, car tu ne pourrais pas t'égarer! » dit Rabbi Reichman de Bratslav. Saint Jean de la Croix lui répond: « Pour aller où l'on ne sait pas, il faut passer par où l'on ne sait pas. » Hermann Hesse ajoute: « Rien n'est plus ennemi du savoir que la volonté de savoir. »

Toutes ces phrases sont un peu des masques. Et l'art-thérapie, c'est un peu cela aussi, que résume bien Oscar Wilde qui conclut : « Donnez un masque à l'homme, il vous dira la vérité. » Je pense que la clarté crue n'est pas forcément le meilleur chemin vers la lumière. C'est-à-dire que de mettre des sous-titres, des significations pour définir les gens arrête le processus plutôt qu'il ne l'accompagne. Il s'agit certes de ne pas rester dans l'obscurité, mais pas non plus dans la clarté aveuglante. Plutôt dans la pénombre. 


La création comme processus de transformation



Ce texte a été publié sur le site www.fitram.eu par Jean-Pierre Klein

Jean-Pierre Klein, Psychiatre Honoraire des Hôpitaux, Docteur habilité à diriger des recherches en psychologie, Président de la Fédération Internationale de Thérapie et Relation d’Aide par la Médiation (Conseil de l’Europe), Fondateur en 1981 de « Art et Thérapie/INECAT Institut National d’Expression, de Création, d’Art et Thérapie » www.inecat.org, Fondateur de la Escuela de Arteterapia de Barcelone linea.



Diagnostic différentiel de l’art-thérapie et tentatives de définitions


Avant même de proposer une définition de l’art-thérapie, je vais essayer de dire synthétiquement ce qu’elle n'est pas, selon moi :

- L'art-thérapie comme toute psychothérapie n'a pas d'objectif précis, que celui-ci soit la réduction du symptôme, la socialisation ou une visée professionnelle. Elle n'est ni rééducation, ni thérapie occupationnelle, ni ergothérapie, ni sociothérapie. Elle a par contre un projet : le mieux-être, l’amélioration voire la guérison de la personne. Ne s’attaquant pas directement à ce qui est à résoudre mais s’adressant à la personne dans sa globalité, elle n’en est que plus efficace que d’autres « thérapies » qui ne s’adressent qu’au symptôme à supprimer sans s’apercevoir que sa disparition risque d’en susciter d’autres en substitution.

- L'art-thérapie n'est pas un test projectif. Elle ne sert pas à parfaire un diagnostic. Elle ne sert pas non plus à dévoiler les problématiques de la personne, par exemple « Ton tableau révèle ta hantise de la mort ! », elle est déjà leur dépassement dans leur mise en scène, leur figuration complexe dans une production artistique. Elle ne révèle pas ce qui est, elle ne montre pas ce qui était déjà là, elle amorce un mouvement vers ce qui peut être, ce qui peut se représenter dans le symbolique et se mettre en processus d'une création à l'autre. Pour éclairer cette distinction, je prendrai l’exemple d’un dessin qui représente la violence d'un monstre sur le héros. Cela peut être perçu par le thérapeute comme signifiant la violence d’un père réel sur son fils, le dessin a servi de test pour mieux connaître le patient. Mais l’art-thérapeute préfère le prendre comme une symbolisation thérapeutique de cette même violence par le patient lui-même, ce qui le soulage et permet de la dépasser car il est alors « Sujet », auteur d’une production qu’il nourrit de ses peurs, ce qui l’aide à les conjurer. Cette perspective est dynamique et va dans le sens des ressources de la personne pour surmonter elle-même ses difficultés si elle est bien accompagnée de façon discrète et respectueuse, alors que la première attitude à visée cognitive, plus statique, est fréquente dans un Occident qui cherche toujours à tout expliquer plutôt qu’à offrir sa vacuité à l’inconnu, comme le préconise l’art-thérapie qui respecte l’indicible et se déploie dans la pénombre.

- L'art-thérapie ne se limite pas à une expression en vue de décharge et de soulagement. Elle n'est ni thérapie émotionnelle, ni recherche de catharsis ni expulsion du mal qui confine à l'exorcisme. Il s'agit en art-thérapie, pour la personne, moins de découvrir les significations de son œuvre que de poursuivre le travail de création dans une évolution imprévisible. A la limite, on peut dire que sa dynamique peut n'avoir pas de fin.

- L'art-thérapie ne concerne pas que la personne, c'est un combat ou plutôt une négociation avec la matière : peinture, pâte à modeler, terre, collage, sculpture, si elle ne s’adresse qu’aux arts plastiques comme á son origine et dans le présent livre. Mais elle peut aussi faire appel à marionnette, invention orale ou écrite, voix, musique, gestualité, corps en mouvement, danse, théâtre, conte, clown, etc. Dans tous les cas, la personne n'œuvre pas principalement dans l'introspection. L’art-thérapie est une façon de parler de soi sans dire « je ». La matière est un interlocuteur qui a son caractère, qui se défend, qui a ses exigences. L’art-thérapeute sert de médiateur entre le(s) patient(s) et la matière.

- L'art-thérapie est un projet qui tente de relever le défi de la transformation, au moins partielle, de la maladie physique ou mentale, du malaise, de la marginalité douloureuse, du handicap, en enrichissement personnel. La douleur, le mal, le trauma deviennent des épreuves que la personne doit surmonter, dépasser pour en faire une étape de son cheminement.

- L'art-thérapie comme toute vraie thérapie est un accompagnement du travail d'un Sujet sur lui-même, d’une « autothérapie », avec la particularité qu'il le fait non en direct mais à travers ses productions soutenues par l'art-thérapeute. Celui-ci permet que ces productions issues de la personne tracent un parcours symbolique vers un "être davantage" qui comprend forcément un "aller mieux". L’art-thérapie se situe entre deux bornes qui sont autant de tentations dans lesquelles elle ne devrait pas tomber :
- La première borne est la psychothérapie avec support artistique : il ne s’agit pas d’art-thérapie mais de la démarche traditionnelle de psychothérapie psychanalytique, à la différence que le discours qui y est tenu n’analyse pas immédiatement les rêves, les lapsus, les souvenirs mais passent par des figurations plastiques (autoportrait par exemple), littéraires (récits de vie), corporelles (représenter sa peur), sonores (moduler sa plainte)... Cette tentation du modèle psychanalytique est majeure lorsqu’il s’agit d’un accompagnement individuel.
- La deuxième borne est l’atelier artistique sans qu’il y ait véritablement projet thérapeutique. L’hypothèse est que la découverte de la peinture, du modelage ou du collage suffit en soi sans qu’on favorise une certaine projection de soi et de ses problématiques dans la matière proposée. Cela se produit principalement lors du travail de groupe. Le risque est alors de tomber dans l’activité de loisir. Le piège est alors souvent la tentation du joli stéréotypé, du bon moment passé ensemble, ou de la réalisation trop conforme à une esthétique attendue, toutes choses qui peuvent détourner du profond.

Ce qui m’amène à cette proposition de définition (1) :
L'art-thérapie est un accompagnement de personnes en difficulté (psychologique, physique, sociale ou existentielle) à travers leurs productions artistiques : œuvres plastiques, sonores, théâtrales, littéraires, corporelles et dansées. Ce travail subtil qui prend nos vulnérabilités comme matériau, recherche moins à dévoiler les significations inconscientes des productions qu'à permettre au sujet de se re-créer lui-même, se créer de nouveau, dans un parcours symbolique de création en création. L'art-thérapie est ainsi l'art  de se projeter dans une œuvre comme message énigmatique en mouvement et de travailler sur cette œuvre pour travailler sur soi-même. Les interventions d'artistes, de soignants, travailleurs sociaux et enseignants formés à l’art-thérapie, s'étendent désormais au champ social et pédagogique et permettent notamment de traiter le problème de la violence contemporaine. L'art-thérapeute travaille en milieu institutionnel ou en développement personnel, en libéral ou associatif, en individuel ou en groupe. Cette pratique commence à s’étendre au monde de l’entreprise.

L’art-thérapie est une symbolisation accompagnée. On peut simplifier ces définitions par celle que j’ai proposée au dictionnaire Robert : « Accompagnement thérapeutique de personnes, généralement en difficulté, à travers la production d’œuvres artistiques. »


Etapes du processus

L'une des interrogations les plus complexes posées par ce voyage en symbolique est la suivante : Comment faire en sorte que la production figure la personne et ne se réduise pas à un simple exercice ? Dans l'invention du personnage, la création d'un tableau ou l'élaboration d'un rythme, comment se peut-il que l'on puisse travailler sur soi et quelles différences y a-t-il entre ce projet et n'importe quelle activité artistique ?

La personne vient consulter pour ses difficultés et de ses souffrances, et voilà que l’art-thérapeute lui demande de créer artistiquement. Mais comme elle sait que ce qui lui est proposé est une réponse à sa demande, tout ce qu’elle va y déployer va être imprégné, de façon plus ou moins directe, de ce qui est à résoudre. Du coup, elle déplace à son insu ou non sa problématique, et ce, quel que soit le support (inventions orale, écrite, plastique, corporelle, musicale, etc. dans le cas de l’art-thérapie.

Les séances commencent le plus souvent par une intériorité. On peut l’obtenir classiquement par une relaxation, une méditation, un voyage imaginaire orienté (suggestion d’aller visiter imaginairement sa maison d’enfance ou un paysage dans lequel on se sent bien, etc.) On peut aussi solliciter les sens refoulés, en particulier l'odorat et le goût, porteurs des premiers émois, ou bien situer d'abord son corps dans les dimensions de l'espace qu'il centre ou dans les énergies qu'il émet ou s'approprie, ou travailler à partir d'un objet investi affectivement, moins pour en relater la charge émotionnelle que pour tourner autour, le prendre comme prétexte à description froide « objective », ne s'intéresser qu'à sa forme, et en nourrir une représentation picturale, une installation, un collage, que sais-je encore ? 

Autre exercice très intense : entendre, les yeux fermés, au centre du groupe, son prénom chuchoté par les autres, véritable bain sonore régressif et être attentif aux images et réminiscences qui surgissent. Mais l’intériorité peut s’effectuer dans un second temps. Je prendrai pour exemple la confrontation à une série de photos de journaux et l’élection d’une qui« fait signe » suivie de la confrontation silencieuse une dizaine de minutes avec cette image. Ces exercices sont le garant que le travail ne va pas se faire dans la superficialité ils permettent une projection dans l’expression dans les langages visuel, sonore, gestuel, corporel, verbal fictionnel,...

Le travail se fait grâce au détour par la création comme processus de transformation. Il s’effectue dans la matière même de la peinture, dans la forme, dans le rythme, dans la couleur, dans le mouvement. L’accompagnement par l’art-thérapeute, le médiateur artistique ou l’artiste intervenant porte sur la forme que la personne crée : perfectionnement du tableau, du récit inventé, du passage du cri à la modulation, de la gestualité à une mini chorégraphie, etc. Elle ne s’attarde pas sur le contenu dans une recherche de ce que la production signifie (même si l’art-thérapeute le comprend, il le gardera pour lui la plupart du temps) puisque l’efficacité est de travailler sur ces productions pour traiter indirectement de ses problèmes, le plus souvent sans s’en rendre bien compte.

L’aboutissement sera une création inédite. L’étape suivante consistera en l’impression de la personne devant ce qu’elle a créé, c’est en quelque sorte le pendant symétrique de l’intériorité, qui est cette fois intériorisation. Se laisser traverser par la réception de sa création. Ce peut-être par exemple la vision face à face avec sa marionnette lorsqu’on lui a mis les billes qui lui servent d’yeux, ou la façon dont l’œuvre « parle » à la personne, ce que l’agencement des couleurs et des formes lui provoque comme ressenti, quelles images en surgissent sur la toile, quelles suggestions pour aller encore plus loin dans une forme plus complexe ou plus simple, mais plus forte, plus juste et plus saisissante. Le processus peut alors continuer par un nouveau cycle : expression, accompagnement, création, impression pour une succession de créations de plus en plus fortes dont on pourrait dire que l’évolution sert de modèle identificatoire au mouvement de la personne qui passe du cercle vicieux de sa pathologie à une spirale ascendante, ce qui suppose un nombre conséquent de séances...

L’art-thérapie transforme aussi l’artiste intervenant ou l’art-thérapeute en créateur en soins et irrigue éventuellement sa production artistique personnelle qu’il mène par ailleurs.

L’art-thérapie est une façon de dépasser le règne de la parole qui a envahi toutes les psychothérapies en Europe, ou presque, ou de l’efficacité immédiate comme aux Etats-Unis. En thérapie créative, la personne s’ouvre à ses mystères et leur donne des formes énigmatiques évolutives sans réponse totalement intelligible ni surtout univoque.


L’invention de l’art-thérapie

Rappelons d'abord que l'art-thérapie est une invention d'artistes : Le principal est un peintre qui le premier a parlé d’art-thérapie. Adrian Hill contracte la tuberculose en 1938 et va en sanatorium où, alité, il dessine les objets à portée de la main, sa chambre, son opération. Le tableau « La salle de bains du sanatorium », exposé à la Société Royale des Artistes Britanniques attire l’attention de la presse. Dès 1941, il lance « La thérapeutique par l’Art, issue de la thérapeutique par le Travail » (les majuscules sont de lui). Les positions qu’il soutient dans son livre : L’art contre la maladie, une histoire d’art-thérapie (2) sont toujours pertinentes, bien que marquées fortement d’un optimisme lyrique : « Le germe de l’art, une fois qu’il est fermement dans l’esprit et dans le cœur, est beaucoup plus difficile à déloger qu’un autre germe qui nous est beaucoup plus familier », « L’art-thérapie est constructive ». La première règle est « de ne pas copier ». Parfois Adrian Hill propose une « flânerie » sur le papier avec le crayon, à partir de laquelle il n’y a plus qu’à se laisser féconder. La « ressemblance » n’est pas recherchée mais la montée de « la courbe imaginative » et des « vitamines esthétiques », dans la méfiance envers une approche trop diagnostique, selon une éthique de grand respect de la personne malade et l’accompagnement de ce qu’il trouve comme technique personnelle. Le tout est complété par la vision d’œuvres contemporaines (Picasso), par la venue de sculpteurs ou de portraitistes qui travaillent devant les patients. La Croix-Rouge britannique encourage l’expérience, l’étend aux incurables, aux militaires de la Royal Air Force, aux officiers. Elle organise des expositions. « Lorsqu’il est satisfait, l’esprit créateur (...)  favorisera la guérison au cœur du malade. Lorsque l’esprit créateur est contrarié, il peut devenir un ennemi diaboliquement subtil de la paix de l’esprit (...). Celui qui gouverne son esprit peut guérir sa tuberculose ».


Les questions posées par l’art-thérapie sont multiples

La folie peut-elle être créatrice ? L’art un traitement du malheur ? La violence une force productrice plutôt qu’un passage à l’acte agressif ? Quand l’être humain touche quelque chose de « juste » pour lui-même ne se trouve-t-il pas alors dans un projet similaire aux recherches de grands créateurs ? Peut-il se faire accompagner dans cet itinéraire aventureux ? L’être humain victime, de ses aliénations peut-il les dépasser dans le territoire du symbolique et par là même transformer le mal en épreuve pour son cheminement ?

« Notre plus grande gloire n’est point de tomber mais de nous relever chaque fois que nous tombons » Confucius



Notes

(1)Klein J.-P., L’art-thérapie, Paris, France, Presses Universitaires de France, collection Que Sais-je ?, 1997, 6ème édition 2008 36ème mille, traduit en espagnol et en japonais.

(2) Hill A., Art versus Illness, Londres, 1945 ; trad. française L'art contre la maladie. Une histoire d'art-thérapie, Paris, Vigot, 1947, repris et commenté dans le numéro 100 de la revue Art et Thérapie, Paris 2008 (3 rue Georges Lardennois, F75019 Paris)